Liang Wong, 82 ans, vient se faire masser chaque saison. Il pointe les parties du corps qui sont contrariées et imite le son de la déficience, comme un instrument désaccordé. Lorsque la dysfonction d’un organe est plus complexe, il m’explique en détail, ayant oublié que je ne comprends pas le xiang. À l'appui des indications rapportées, je griffonne sur sa fiche individuelle; ventre dur, nuque tendue, poumon droit faible. J’avais noté sa jubilation lorsque je lui massais la nuque et son grand sourire quand je lui secouais les jambes.
Aujourd’hui, Liang Wong a quelque chose d'important à dire, il souhaite s’exprimer autrement que par gestes. Disons plutôt, moins de gestes que d’habitude. Sa petite-fille Kim, 29 ans, l’accompagne comme elle le faisait à ses premières visites, il y a plusieurs années. Elle m'avait raconté l'accident de son grand-père lorsqu'il était jeune agriculteur près de Shaoshan. Il s’était cassé l’humérus droit, en tombant de son âne affolé par un coup de tonnerre. Il aimait se faire masser depuis, à chaque pleine lune, et encourageait ses enfants, devenus adultes, de faire la même chose. En 1982, la fille de Liang Wong a immigré au Québec avec son amoureux montréalais qui a fini ses études en médecine traditionnelle à l'université de Hunan. Leur fille Kim est née la même année. Le grand-père est venu rejoindre la famille en l'an 2000.
Liang
Wong raconte qu’il arrive de Changsha où se sont déroulées les funérailles de son
frère, me traduit Kim. Il a profité de son séjour pour retourner au studio de massage de la rue Jy-Fang.
—
J'ai eu le désagrément de me faire
masser par une banane, dit Liang.
Kim
n'étant pas certaine de comprendre, demande à son grand-père s'il s'agissait
d'un massage à la crème de banane comme ces extravagances au chocolat, ou
d'amusantes frictions avec le fruit. Liang fait signe que non. Une banane,
c'est un Oriental avec un comportement de blanc. La banane en question, me
décrit-il, portait une veste de pharmacien à manches longues et sentait le
parfum à cinq sous. Il avait à son poignet droit une énorme montre-bracelet multifonctionnelle,
à laquelle il portait plus attention qu'à son client. Il était bavard et
prétentieux. Puis, en secouant ces deux mains jointes, Liang me dit:
—
Finalement, j'ai été prendre un
thé avec le seul ami encore vivant du canton. Lui aussi trouvait qu'il n'y
avait plus de masseurs comme dans le temps.
Des
voisins de table se sont mêlés à la discussion. Tout le monde s’accordait à
dire que cet art était devenu un métier réglementé et banalisé. L’un d’entre
eux déplorait aussi le fait que les critères économiques supplantent les
critères de qualité dans les écoles de massage.
Dans les forfaits voyage, est souvent incluse
une séance de massage traditionnel. L'autocar débarque le troupeau de voyageurs
dans une grande salle ou une armée de masseuses massent dans une ambiance de
basse-cour. La presse se fait largement l'écho de la dénaturation du métier.
—
Ce n’est qu’à ma retraite, en
retrouvant ma fille et mes petits-enfants déjà grands que j’ai renoué avec le
vénérable massage, chez vous, à Montréal.
Puis en déployant ses bras, et en s'adressant
à Kim, il précise:
—
Le massage est une relation qui
transcende la dimension du corps et par conséquent guérit les blessures les
plus anciennes et déploie les forces les plus inaccessibles.
Puis Liang
se retourne vers moi et rapproche ses doigts de la main droite pour former un
ovale et écarquille les yeux.
— Vous êtes un œuf comme ma petite-fille. Vous êtes blanc à l’extérieur, mais jaune à l’intérieur. Votre aura est sensible et votre cœur est riche. Comme ma petite-fille vous êtes habile de vos mains. (Kim gagne sa vie comme sculpteure de fruits et légumes pour les buffets de prestige.) Quand je me retrouve sur votre table, je suis en liaison avec mon vécu. Un corps est l'histoire de son accomplissement, de ses amours, de la terre qui l'a nourri, des générations qui l'ont précédé. La main qui sait écouter son souffle, ses rires et ses pleurs sait rejoindre son énergie profonde. Et soudain, il se retourne et regarde sa petite-fille en lui prenant les mains.
Ce dernier échange ne m'a été traduit que plus
tard, Kim étant muette d’étonnement.
—
Même si je ne t’ai pas vu grandir,
nous nous connaissons bien. Je te remercie de ton initiative de m’avoir fait
connaître ce masseur, mais aujourd’hui c’est toi que je veux remercier avec
tout mon cœur et t’exprimer à quel point, je suis fier de toi. Avant je me retrouvais sur sa table pour me
téléporter à ma terre natale. Maintenant,
j'y suis en liaison avec mon vécu, je suis chez moi. Les
yeux de Kim sont devenus humides. Et Liang d'ajouter: Ce que je ne t'avais pas dit, c'est que c'est
moi qui t'amène te faire masser aujourd'hui.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire