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jeudi 27 mars 2025

LE TÉMOIGNAGE ET L'OBSERVATION

 


   Isabella n'est pas particulièrement loquace lorsqu’elle vient se faire masser, aussi fait-elle un effort particulier pour exprimer ce qu’elle ressent. Elle avoue, du bout des lèvres, son souffle court, ses contrariants vertiges, des spasmes nerveux. En s’efforçant de préciser ses malaises, les contradictions apparaissent dans la foulée des paroles qui se bousculent. Elle cherche le mot juste et s’empêtre quand il s’agit d’attribuer un genre à ces noms qui se passeraient bien d’être escortés d’un article brouillant le sens. Pourquoi les mots vue et ouïe sont-ils féminins alors qu’odorat et goût ne le sont pas? Il n’y a pas plus de raisons que neurone et ulcère soient masculins que cuticule et omoplate soient féminines. C’est à en donner une  urticaire carabinée!

  Quelquefois pour définir un symptôme on emploie des expressions courantes ou les mots sont équivoques : J’ai les épaules larges, les jambes molles, le souffle coupé, la peur au ventre. Je me fais de la bile. Pour interpréter un symptôme, il faut le caractériser, le décrire le mieux possible. Il ne suffit pas de dire ça tire, ça pousse, ça chauffe? On a recours à d’autres langages ; la gestuelle, l’expression de l’œil, des intonations graves, gutturales, plaintives. Un terme mal choisi  en cache un autre, un tabou, une interdiction, une prétention, une équivoque sans s’en rendre compte. Les mots travestissent souvent la vérité.

  Quand Isabella me décrit des crampes permanentes, je soupçonne plutôt un malaise intermittent, comme ses nausées passagères qu’elle présente comme une indigestion chronique. Dans la verbalisation des émotions, la précision est rare et les dérapages sont fréquents. La langue a évolué avec la pensée et la réflexion, mais elle a toujours eu de la difficulté à exprimer la quintessence de l'anatomie fonctionnelle. On dirait que, plus une langue est enrichie, plus elle tatillonne, plus elle s’éloigne de la sensibilité vivante.

  Ce n'était pas le cas des civilisations où l'apprentissage était principalement oral. Une langue millénaire comme l'iroquois est très précise quand il s'agit des sens. Les mots sont différents quand on parle de « toucher sa peau » ou toucher la peau d’un animal, toucher avec le doigt ou un outil. Le sens du goût passe aussi par la texture et sa délicatesse s’appliquant à la bouche, la lèvre, la langue ou la gorge.

Heureusement, le corps est spontané. Le visage démontre les émotions du moment. Lorsqu'une de ces émotions surgit, elle suit les voies motrices, sensorielles, végétatives prédéterminées par la physiologie. L'être humain en proie à la colère adopte une expression faciale caractéristique, l'échine raide et la pupille fixe, comme l'animal prêt à mordre. Les défaillances organiques se traduiront par un front plissé, une paupière frétillante, un nez en sueur. Nous pouvons tous distinguer ces signaux universels qui accusent notre joie, notre tristesse ou notre dégoût. Nous avons hérité de ces comportements de génération en génération, jusqu’à nos parents et nos proches qui nous ont attribué à leur tour, selon notre sexe, des caractères émotionnels différents. Ils influent puissamment sur la façon dont nous ressentirons, et surtout exprimerons ultérieurement, nos émotions. 

    Sur la table le corps d’Isabella dit tout. Il veut de l’attention  et réclame le bien-être. Cette sensation est une valeur biologique. La sensation de bien-être est une valeur biologique. C'est à partir de la stabilisation des différentes constantes physiologiques que l'instinct ou l'intelligence du corps éclaire l'intuition nécessaire à répondre à ses propres besoins. Les émotions de base sont des ensembles de réactions à un stimulus particulier. Citons  la gamme classique du plaisir à la douleur en passant par l'indifférence, la tristesse, la peur ou l'euphorie, mais ne perdons pas de vue la plus vigoureuse et nourrissante, "l'étonnement".

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