Portée par l’onde pure et transparente de la
tranquillité, Lisa quitte la table, l’œil brillant et la paupière lourde. Le sourire bienheureux, elle me fixe du regard
pendant que je note sur sa fiche les parties de son corps qui semblait plus sensibles
ou plus congestionnées.
Lisa aime venir au dernier
rendez-vous de la journée pour profiter du moment après son massage. Pour elle,
le mot entretien prend ces deux définitions : se tenir en bon état , et
aussi conversation. Ce n’est pas tant
pour prendre le temps de se confier que de philosopher amicalement.
—
Lisa : Dire que c’est une de mes patientes
qui m’a recommandé à toi! Je dois être la seule médecin qui vient se faire
masser.
—
Moi : Il y en a bien eu une autre médecin
qui est venue et s’est endormie en cinq
minutes trop épuisée pour se détendre.
—
Je la comprends un peu. Ce n’est pas à prendre à la légère Pierre, l’épuisement
est une menace réelle. Quand je rentre à ma clinique médicale, j’ai quelquefois
l’impression d’entrer à l’usine. Chaque vague de patients crée un ressac de
préoccupations professionnelles qui bousculent même nos pensées les plus
personnelles.
—
Le soi-disant manque de temps est une défilade.
Je crois qu’il faut faire l’effort de créer de l’espace pour soi. Par exemple,
parmi mes clientes assidues, les infirmières et les enseignantes malgré leurs contraintes
de temps, considèrent primordial de penser à elle. Contribuer adéquatement au
bien-être des autres, c’est d’abord s’assurer de son propre bien-être.
La lampe illumine le visage de Lisa
souriant à cette réplique. Elle ne s’identifie guère aux autres médecins. Elle
garde toujours ses distances face à l’industrie médicale. Combien de fois
avons-nous discuté par le passé des pièges du business médical, de la
prescrivite aiguë, du vaccin de l’heure, de la nouvelle hormone, du nouveau
protocole cholestérol, du médicament miracle, etc. Cela fait une douzaine d’années
que nous faisons ce petit rituel. Nous avons réglé l’état de santé du monde
plusieurs fois.
—
Tu sais Lisa, j’ai fait l’expérience dans le
passé d’offrir, à trente médecins répartis dans cinq cliniques de mon quartier,
un massage gratuit. Personne n’a répondu à cette invitation. J’ai fait la même
proposition à trente enseignants dans quatre écoles différentes. Vingt pour
cent ont répondu à l’invitation.
—
Et à quoi attribues-tu cette différence Pierre?
—
Les vestiges d’une hiérarchie sociale qui
poussaient certaines professions à se cloisonner dans leur milieu pour soigner
leur standing plutôt que leur équilibre personnel. Le médecin occupe sa
fonction par sa connaissance théorique. Alors que l’enseignante, par exemple,
cultive une relation émotionnelle, une implication constante qui vise la
réussite de l’autre.
— Mais,
moi aussi, je vise la réussite face à mes patients!
—
Hum! Hum! Nous ne sommes pas du tout dans le
même état d’esprit! Quand le client revient me voir, c’est qu’il a aimé son
massage. Le patient qui revient te voir Lisa suppose l’échec de sa dernière
visite. Il vient te voir parce qu’il est encore malade. Moi, tout en
réconfortant son corps, j’éveille son potentiel d’autoguérison.
—
En tant qu’obstétricienne je ne me sens pas visée
parce que tu dis, mais je comprends ton point de vue. Je pense que notre
culture universitaire nous a enseigné à
prendre le pouls, sans tenir compte du nôtre, et à nous dérober dans les guides
physiologiques et pharmaceutiques. Le système d’assurance- maladie, faussement
nommé assurance-santé, fait croire à l’individu qu’il peut réclamer un
diagnostic instantané et une ordonnance expéditive et continuer à se soustraire
des obligations les plus élémentaires pour écouter son corps. En massage, tu
entreprends l’inventaire du corps patiemment pendant plus d’une heure, sans
paroles, et pourtant la communication est volubile.
—
À propos, mon autre client-médecin m’avouait
qu’il observe la règle du douze minutes pour une consultation! Connais-tu la
raison?
—
Certains
patients ne trouvent pas les mots justes pour exprimer leurs malaises ou
s’éparpillent dans toutes sortes de considérations extérieures à la médecine. Après
quelques minutes, le patient se répète, il faut agir fermement. La plupart
n’écoutent pas les signaux de leur corps. Le comble c’est qu’il en font à leur tête avec la prescription.
Bien callée dans son fauteuil, une
lueur d’ironie passe dans les yeux de Lisa.
—
Avec toi Pierre, le douze minutes devient
presque 120 minutes
—
Le piège habituel est de tenter
d’intellectualiser ses symptômes. Ton client ou mon patient peuvent sortir
complètement du sujet qui les concerne directement. La plus simple décence veut qu’on évite de sortir de son champ de
compétence. Tous les malheurs semblent
les accabler. Certains confessent leur
tendance hypocondriaque, leur soi-disant fibromyalgie , le cholestérol des
neurones, le diabète mental, l’hypertension capillaire, l’alzheimer
prémenstruel, l’acné gastrique, la sciatique galopante et toute l’encyclopédie médicale
d’Alfred Hitchcock.
—
L’entretien du corps n’est pas une torture et
n’entraîne aucune sentence condamnatoire. Au contraire, il fait appel à la
conversation de l’esprit et de l’être vers une prise de conscience salutaire.
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