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jeudi 20 mars 2025

ENTRETIEN SUR SON ENTRETIEN

    Portée par l’onde pure et transparente de la tranquillité, Lisa quitte la table, l’œil brillant et la paupière lourde.  Le sourire bienheureux, elle me fixe du regard pendant que je note sur sa fiche les parties de son corps qui semblait plus sensibles ou plus congestionnées.

Lisa aime venir au dernier rendez-vous de la journée pour profiter du moment après son massage. Pour elle, le mot entretien prend ces deux définitions : se tenir en bon état , et aussi conversation.  Ce n’est pas tant pour prendre le temps de se confier que de philosopher amicalement.

     Lisa : Dire que c’est une de mes patientes qui m’a recommandé à toi! Je dois être la seule médecin qui vient se faire masser.

     Moi : Il y en a bien eu une autre médecin qui est venue et s’est endormie en  cinq minutes trop épuisée pour se détendre.

     Je la comprends un peu. Ce  n’est pas à prendre à la légère Pierre, l’épuisement est une menace réelle. Quand je rentre à ma clinique médicale, j’ai quelquefois l’impression d’entrer à l’usine. Chaque vague de patients crée un ressac de préoccupations professionnelles qui bousculent même nos pensées les plus personnelles.

     Le soi-disant manque de temps est une défilade. Je crois qu’il faut faire l’effort de créer de l’espace pour soi. Par exemple, parmi mes clientes assidues, les infirmières et les enseignantes malgré leurs contraintes de temps, considèrent primordial de penser à elle. Contribuer adéquatement au bien-être des autres, c’est d’abord s’assurer de son propre bien-être.

La lampe illumine le visage de Lisa souriant à cette réplique. Elle ne s’identifie guère aux autres médecins. Elle garde toujours ses distances face à l’industrie médicale. Combien de fois avons-nous discuté par le passé des pièges du business médical, de la prescrivite aiguë, du vaccin de l’heure, de la nouvelle hormone, du nouveau protocole cholestérol, du médicament miracle, etc. Cela fait une douzaine d’années que nous faisons ce petit rituel. Nous avons réglé l’état de santé du monde plusieurs fois.

     Tu sais Lisa, j’ai fait l’expérience dans le passé d’offrir, à trente médecins répartis dans cinq cliniques de mon quartier, un massage gratuit. Personne n’a répondu à cette invitation. J’ai fait la même proposition à trente enseignants dans quatre écoles différentes. Vingt pour cent ont répondu à l’invitation.

     Et à quoi attribues-tu cette différence Pierre?

     Les vestiges d’une hiérarchie sociale qui poussaient certaines professions à se cloisonner dans leur milieu pour soigner leur standing plutôt que leur équilibre personnel. Le médecin occupe sa fonction par sa connaissance théorique. Alors que l’enseignante, par exemple, cultive une relation émotionnelle, une implication constante qui vise la réussite de l’autre.

     Mais, moi aussi, je vise la réussite face à mes patients!

     Hum! Hum! Nous ne sommes pas du tout dans le même état d’esprit! Quand le client revient me voir, c’est qu’il a aimé son massage. Le patient qui revient te voir Lisa suppose l’échec de sa dernière visite. Il vient te voir parce qu’il est encore malade. Moi, tout en réconfortant son corps, j’éveille son potentiel d’autoguérison.

     En tant qu’obstétricienne je ne me sens pas visée parce que tu dis, mais je comprends ton point de vue. Je pense que notre culture universitaire nous  a enseigné à prendre le pouls, sans tenir compte du nôtre, et à nous dérober dans les guides physiologiques et pharmaceutiques. Le système d’assurance- maladie, faussement nommé assurance-santé, fait croire à l’individu qu’il peut réclamer un diagnostic instantané et une ordonnance expéditive et continuer à se soustraire des obligations les plus élémentaires pour écouter son corps. En massage, tu entreprends l’inventaire du corps patiemment pendant plus d’une heure, sans paroles, et pourtant la communication est volubile.

     À propos, mon autre client-médecin m’avouait qu’il observe la règle du douze minutes pour une consultation! Connais-tu la raison?

      Certains patients ne trouvent pas les mots justes pour exprimer leurs malaises ou s’éparpillent dans toutes sortes de considérations extérieures à la médecine. Après quelques minutes, le patient se répète, il faut agir fermement. La plupart n’écoutent pas les signaux de leur corps. Le comble c’est qu’il en font  à leur tête avec la prescription.

Bien callée dans son fauteuil, une lueur d’ironie passe dans les yeux de Lisa.

     Avec toi Pierre, le douze minutes devient presque 120 minutes

     Le piège habituel est de tenter d’intellectualiser ses symptômes. Ton client ou mon patient peuvent sortir complètement du sujet qui les concerne directement.  La plus simple décence  veut  qu’on évite de sortir de son champ de compétence. Tous les  malheurs semblent les accabler.  Certains confessent leur tendance hypocondriaque, leur soi-disant fibromyalgie , le cholestérol des neurones, le diabète mental, l’hypertension capillaire, l’alzheimer prémenstruel, l’acné gastrique, la sciatique galopante et toute l’encyclopédie médicale d’Alfred Hitchcock.

     L’entretien du corps n’est pas une torture et n’entraîne aucune sentence condamnatoire. Au contraire, il fait appel à la conversation de l’esprit et de l’être vers une prise de conscience salutaire.

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