Noémie vient tout juste de commencer son nouveau travail à la bibliothèque. Elle saisit l’occasion pour quitter la maison familiale et s’installer avec sa nouvelle amie Béatrice. Elles ont comme affinités l’obsession du corps. Elles ne parlent jamais de nourriture. Elles bavardent de constipation, d’insomnie et de vertiges. Noémie a un système digestif capricieux et ne mange rien qui la contrarie. Elle dépense une énergie folle à supporter son tourment. Béatrice a permis à Noémie de découvrir un apaisement souverain, en lui confiant que, depuis quelque temps, elle se fait masser.
Nancy, elle, était venue me voir parce que son médecin, tout en lui suggérant
le massage comme moyen de définir et de conscientiser la détente, avait fait
allusion à ma chronique intitulée, « La libellule qui pète ». Nancy
travaille comme modèle et me confie à l’époque : « C’est très facile
de perdre l’appétit quand le travail, le transport, les défilés et tout le
bastringue vous tiennent en haleine. J’ai beau avoir de la nourriture dans mon
sac, je bouffe une pomme et des raisins secs et c’est la poubelle qui gobe le
reste. On dirait que moins je mange, plus le regard des autres me dévore. Les
miroirs et les portes vitrées sont comme des vautours qui s’alimentent du
reflet de mon image. Malgré tout, mon corps est lourd à porter. Le purger, le sustenter,
l’entretenir est au-dessus de mes forces. » Ainsi,
les premières séances de massage ont servi à éviter les rétractions
musculaires et tendineuses liées à la cachexie, étant
donné l’indice de masse corporelle faible de Nancy
Béatrice a un rapport
exceptionnel avec le culte du corps mince. Elle fait, de manière performante,
de la danse et de la gymnastique. Elle reconnaît que son choix alimentaire est
restrictif et hypocalorique. Elle ne se nourrit pas, elle picosse du fromage,
suce un quartier d’orange et le seul repas chaud comprend toujours quatre fèves
vertes et un morceau de poulet, moins que le minimum vital. Elle a l’impression
de bien gérer sa vie. Pourtant, sur le plan personnel tout est morose. Les premiers
massages établissent l’harmonie de son système nerveux. Le massage des pieds au
genièvre parvient laborieusement a effacé ses peurs. Le pétrissage de
l’arrière-cuisse réconforte et polarise l’énergie basse qui monte comme un
geyser le long du méridien du rein. Elle se reconnaît, repère après repère,
instigatrice de sa fragilité et de son vide intérieur.
GIROUETTE - CACAHUÈTE
Noémie trouve le massage apaisant et limpide. Pas de paroles sucrées de
psy, pas de désossage analytique, pas de tartine morale sur les repas qu’elle
remplace par des cacahuètes et des jus de fruits. Elle se donne la peine de me
dire : - Je suis enthousiaste quand je perds un kilo, mais c’est le
kilo suivant qui me tracasse. Et c'est ainsi que l'engrenage infernal
s'installe. Je m’oblige à descendre une station de métro avant et à fuite les
escaliers roulants et les ascenseurs. Je lutte contre l’aiguille de mon
pèse-personne. Je vérifie souvent les contours de mes bras et de mes cuisses.
Noémie ne connaît pas son biorythme, l’accès principal au bien-être.
Elle ignore les limites de son corps. Elle est bibliothécaire et le don de soi
se retrouve en premier plan. Embrouillée par la mutation du rôle de la femme,
elle tient tout de même à nourrir les autres et se mettre à leur service. Elle
y retire une grande valorisation qu'elle ne retrouve pas sur les plans émotif
et sensoriel. Le massage contribuera à laisser émaner ces désirs personnels, à
répondre à ces sensations palpables et non cérébrales, à combler ses appétits.
Nancy a une brillante personnalité. Ces yeux sont scintillants comme son
intelligence. Elle veut un enfant, mais elle n’a pas ses règles. Ou plutôt, la
seule règle qu’elle possède c’est une règle à calcul. Rendement, rentabilité, contrat,
transport, argent, maison, affection, bébé… oups! La machine à bébé est en
panne, comme la machine à digérer, comme la machine à respirer. Pourtant, Nancy
se répète toujours : - Je passe au travers ma journée. Je ne vois pas où
est le problème. Mon désir extrême d’élimination me pousse à la consommation de
laxatifs. Avec mes jeûnes, mon corps tient le coup et demeure pur. Je ne comprends
pas pourquoi il est stérile.
L’aménorrhée est souvent la conséquence de ce qui précède l’amaigrissement.
Les sens virent de tous bords tous côtés pour trouver approvisionnement. Le
corps ainsi déstabilisé devient aussi une girouette affective. Les massages successifs
permettent à Nancy de s’arrimer à ses sensations, finissant par admettre qu’elle
souffre d’arthrose, d’insomnie, de vertiges et de crampes. Les massages lui permettent également d’améliorer le
fonctionnement hormonal en stimulant le système lymphatique. La
production des lymphocytes augmente et la défense et la reconstruction des
tissus s'améliorent. Chaque étape permet d’évacuer le stress, d’arriver à un
point de détente que le corps apprécie et se souvient. Si bien que, cette
détente devient progressivement l’expression spontanée de son désir de confort,
un réflexe, et non une chose cérébrale commandée. Les perceptions
sensorielles de Nancy ont ainsi raison de ses perceptions mentales.
CORPS
QUI HURLE N’ENTEND RIEN
Dans une soif intense de vivre,
Béatrice cherche le juste milieu entre l'ascèse et la débauche, entre
l'égocentrisme et l’abnégation. Elle croit compenser ces déficiences par de la
camelote de laboratoire, des potions santé, tiens donc! Ce qui provoque des
désordres biochimiques et enzymatiques, augmentant ainsi ses tensions
nerveuses. Ses gestes nerveux peuvent paraître un comportement dynamique, mais
en réalité, il s’agit d’une incapacité à emmagasiner toute forme d’énergie. Elle
cherche à leurrer le tout par une tenue étudiée et colorée, donnant l’illusion
du panache à son corps. Cela ne tient jamais la route, de se comporter avec la
crainte de décevoir les autres. C’est s’imposer, à coups d’hyper conscience, de
tout maîtriser. Maîtriser la membrane qui contient ses organes, maîtriser son
environnement, maîtriser ce que les autres ne réussissent pas à maîtriser.
Béatrice a de la difficulté à affirmer ses vrais besoins et à établir ses
limites. « Je dois avouer que je ne me rendais pas compte de mon
état, j'estimais que j'étais un peu plus maniaque que les autres. Mais je
n'avais pas conscience que ma vie n'était que mille et un rites journaliers
tels que faire impérativement plusieurs heures de sport par jour; me peser;
sélectionner des aliments en rejetant furieusement tout ce que je jugeais trop riche;
examen, nettoyage et pesage scrupuleux de tout ce que j'ingérais pour éliminer
tout surplus douteux; faire le calcul systématique des calories pour ne pas
dépasser mon quota fixé. J’observais les consignes, mais mon corps n’entendait
plus rien! Et puis, tout à coup, allongée sur la table, la confusion corporelle
n’existe plus. J’apprivoise progressivement de nouvelles sensations, celles qui
entraînent des émotions, des sentiments. Est-ce possible? Des évènements
corporels sensoriels et affectifs qui ne mettent pas en scène l’ingestion.
Est-ce possible? Des mains qui s’occupent de moi sans aversion, sans insolence?
Tout cela est possible si vous consentez à laisser votre corps se
manifester. Noémie peut-elle entendre, accueillir et explorer ce que tout un
monde peut procurer à son corps? Elle vient se faire masser sur l’heure du
souper. « J’ai l’impression de me venger des scènes navrantes de règlement
de compte que ma mère nous faisait à la table : La vie c’est sérieux les
enfants, il faut trimer dur pour bien manger, videz votre assiette, la planète
meurt de faim. Arrêtez de vous écouter, et patati pilé et patata frite. - Nous
pouvions parler de tout, mais, de façon implicite, ne pas nous écouter. On
mangeait notre solitude et notre désespoir, ensemble. Me faire vomir n’était
qu’une procédure, mais le faire en silence me déchirait les entrailles. Je
croyais qu’il fallait brûler son énergie, brûler sa graisse, pour atteindre la
tranquillité »
Noémie si savante, presque illettrée dans le domaine affectif, permet à son
intuition de s’épanouir. Hier, son corps décharné incarnait le peu de place
qu’elle s’accordait dans ce monde. Aujourd’hui, nous en sommes rituellement au
corps sensible, comme dans SENS. Elle a cédé aux appétits du corps sans pour
autant craindre l’embonpoint. Mais de cette conscience organique, il faut
passer au bonheur spirituel, accueillir l’affection, accueillir l’amour. Je
veux bien lui donner mon coup de main, mais vous qui êtes habituées à recevoir
des massages, pouvez-vous lui dire qu’on peut rendre son corps habitable,
rassasier ses sens et passer à la table avec plaisir?
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