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mardi 10 septembre 2024

À TABLE FRANKENSTEIN


 

  Il est lourd le corps sans connaissance. Les ambulanciers ont réussi à l’attacher sur la civière, mais il déborde de partout. Il a l’air d’un gorille ficelé à une planche à repasser. Le cathéter est vite installé. Le visage de l’accidenté est transparent. Franck procède au massage cardiaque. Geneviève, sa partenaire, doit vite prendre la relève. La cadence est épuisante.

  Aussitôt l’adrénaline injectée Frank prépare le défibrillateur. Mais le cœur semble retrouver un rythme normal. L’ambulance glisse sous le belvédère de l’entrée d’urgence. En tirant la civière, les pattes se déplient, les roues atterrissent sur les dalles et les ambulanciers refilent le paquet aux brancardiers déjà prévenus. Frank s’arrête au comptoir pour les détails et formalités. Pour peu, se serait lui le malade avec ses épaules surélevées, comme s’il avait les pieds ébouillantés par sa fièvre. Ses mâchoires contractées accusent ses tensions. Un quart d'heure plus tard, les ambulanciers reprennent la route. Cette fois, c’est pour entrer à la maison. Geneviève est soulagée et calme. Frank a beau être costaud, il est épuisé. « Où habite ton macho? » dit-il? – « Tu veux dire mon masso », réplique Geneviève en souriant.

 Un gyrophare dans la caboche

  C’est ce soir le rendez-vous de Franck. J’ai l’impression qu’il débarque d’une manoeuvre héliportée. Son visage juvénile, séché à froid, semble sortir d’un pot de formol. Sa tête, soudée aux épaules, contient deux yeux implorants. Sous cette caboche, il y a un corps d’assujetti. Pour le moment, il ne faut pas trop s’attarder à l’armoire à glace, car les portes semblent barrées à double tour. Il entre en vacillant et ne souhaite pas s’asseoir. A-t-il des malaises particuliers, des restrictions de mouvements, des étourdissements? Il répond « non » à toutes mes questions. Il prononce une seule phrase, d’une voix métallique, avant de s’étendre : « Je me sens un peu coincé ». Cela relevait-il du massage ou de la sidérurgie?

  Est-il traitable sur une table ? Sa respiration est stable, son pouls est acceptable et ces tensions sont notables. L’énergie de mes mains pénètre la chair, comme un faisceau de lumière chargeant les neurones de milliers de renseignements polychromes. Certaines régions sont sauvages et n’ont jamais été stimulées. Des millions de cellules s’éveillent et s’amalgament. La transmission à la moelle épinière est instantanée. Les vertèbres dorsales sont lessivées et les lombaires engourdies s’éveillent. Sa carcasse commence à être attentive aux messages sensitifs. À la vitesse de l’éclair, les signaux électriques déploient les fibres nerveuses. Les émotions s’affirment par de grandes respirations, de petites secousses, souvenirs, bien-être, maman, soleil, fontaine, framboise…tout s’anime. Les remous dans la conscience profonde se dynamisent et remontent le cours du temps. Les fessées, les escarmouches, les blessures sportives persécutent la tendresse, la bienveillance et la fierté. Et puis, un nuage magnétique, là, au niveau du rein droit. Il faut calmer le rein, au niveau de la douzième vertèbre dorsale et la première lombaire. Le gyrophare de l’ambulancier tombe en veilleuse : objectif atteint.

Veuillez redresseR votre siège

  Les chaînes musculaires gauches ont relâché. La droite est en négociation. Les ajustements possibles en une séance ont atteint le point de saturation. Le système nerveux central demande une suspension. Les cadrans se désarticulent.  Hésitations, puis un dernier tour de piste. Les moteurs sont coupés. Il faut atterrir. Le voyage achève.

–« Respirez profondément. Retrouvez-vous dans votre espace secret ou le confort est absolu et l’atmosphère est sécurisante. Remarquez toutes les ressources qu’il y a en vous. Vous pouvez sentir les parties détendues de votre corps comme les points encore crispés. À l’extérieur de votre corps, il fait 23 degrés. » Son train d’atterrissage fonctionne à merveille, à sa grande surprise. Cette fois-ci, pas de relais, pas de brancardiers, pas de formulaires, pas de rapports. Mais les neurones des organes ont du pain sur la planche. Le visage de Franck prend des couleurs, mais lui subsiste une arrogante absence d’expression. On entend siffler l’air des compresseurs de la mâchoire qui se débarrent. J’ai le réflexe de lui dire :

–« Veuillez relever vos genoux et attendre que votre gyrophare soit éteint avant de quitter. »

Enfin son corps se redresse et  ses narines aspirent l’air triomphalement.  Il se tourne vers la porte  comme pour l’arracher, fier de sentir sa charpente! Il pivote sa tête, pour la première fois depuis longtemps sans tourner le corps, pour me grogner -« Marci cheuf !».

 

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