Elle avait pris rendez-vous. "Ma nièce
m'a parlé de son masseur, un dénommé Buron. Comme je n’en connais pas beaucoup
de Buron, je me suis bien douté que c'était toi. " Madame Rouleau
m'enseignait au primaire. Je suis ému de faire partie de ceux qu'elle n'a pas
oubliés. Encore plus touché qu'elle me consulte.
J'imagine
qu'au gré d'une discussion profonde, Nicole a dû toucher des cordes sensibles
pour inciter sa tante à venir me voir. Nicole est agente d'immeuble. Les jours
de grandes tractations, elle passe se faire masser. Depuis la grande découverte
du massage Heza, Nicole ne connaît pas meilleurs égards pour son équilibre.
Quoi de mieux souhaiter à une personne qu'elle aime beaucoup? Un jour, lors
d'une conversation, elle me parle de sa tante recluse et morose. Comme Nicole
lui improvise souvent un petit massage du cou et des épaules, elle se plaît à
penser que sa tante dégusterait au plus haut point le menu d'un massage
complet.
Madame Rouleau devient donc ma cliente, qui
plus est, mon inspiration. Dès la deuxième séance, elle me louange parce
qu'elle a retrouvé le sommeil et la fois suivante, elle témoigne un nouvel
entrain. Puis pour reprendre ces mots, je règle sa dynamo et son thermostat.
Ensuite nous en sommes arrivés à la détente, la fameuse détente ; celle
qu'on soupçonne, mais qu'on n’a jamais ressentie de façon palpable. Après une
saison, on était à régler les petits bobos, les subtiles contrariétés ;
ces mains qui font mal après avoir fait la vaisselle, son incontinence, ses
varices sensibles et son foie qui ne partageait pas son enthousiasme pour les
chips au vinaigre. Mais, l'hiver est arrivé, exceptionnellement froid. Sa voix
enrhumée, au téléphone, s'excusait d'annuler son prochain rendez-vous.
Nicole me donnait de ses nouvelles, puis plus
rien. Je décide de l'appeler pour apprendre qu'elle est à l'hôpital, aux soins
intensifs. Après hésitation, je m'y rends. Je me renseigne sur son état, au
comptoir de l'étage. Cancer généralisé, phase terminale. En entrant dans la
chambre, ses doigts me saluent. On dirait qu'elle m'attendait. J'ai un sac de
chips au vinaigre dans ma poche, mais je ne crois pas qu'il soit de
circonstance. J'ai le coeur gros, mais je me répète ; "Ici,
maintenant, Pierre, il fait beau, il y a encore de la vie dans ces yeux".
Puis, je ne sais trop ce qu'on s'est dit. Je sais que mes mains ont parlé aux
siennes et qu'elles ont conversé avec ses chevilles, ses talons, ses orteils.
Entre gémissements et murmures, elle finit par s'assoupir, avec un sourire. Un
instant de bien-être, un instant de bénédiction ! Nicole entre et saisit cette
image apaisante. Elle m'a raconté le lendemain qu'elle n'avait jamais repris connaissance.
Le personnel de soutien avait conseillé à Nicole de lui parler, qu'elle pouvait
entendre. Elle cherchait les mots pour
lui dire de lâcher prise, que tout était bien.
Et puis soudain une idée absurde, se rappelant l'image de la veille,
Nicole lui dit : "Profites-en bien, Dieu est massothérapeute."
L'espace d'un instant, me dit-elle, j'ai cru voir ce même rictus dans son
dernier souffle."
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