Sa mère m’avait relaté l’accident à la piscine. Véro était au mauvais
endroit au mauvais moment lors du plongeon de Sylvie. Un tête-à-tête
assourdissant. Traumatisme crânien sévère, amnésie totale antérograde, impossibilité
de mémoriser des faits nouveaux, perte d'autonomie, agnosie visuelle, tissus
mous du cerveau endommagés. Voilà un portrait clinique désespérant.
Peut-on imaginer être privé de son identité, des gens qu'on aime, de son
enfance, de ses souvenirs, du lieu où on vit? Il s’agit d'un accident bête,
comme un fil débranché, tout s'éteint. C'est l'amnésie. Véro venait d'avoir 19
ans. Aucun souvenir de sa famille ne lui revient. Ni de son ami de coeur. Ni de
son enfance. Ni de son patelin de Mont-Saint-Hilaire. Le néant. De plus, c'est
l'hémisphère droit du cerveau qui a subi les dégâts les plus graves, et comme
il joue un rôle important dans la récupération des souvenirs (qui sont surtout
conservés du côté gauche), la jeune femme a perdu presque tout contact avec son
passé, lointain ou récent.
Suite à une analyse du cerveau, au niveau neurophysiologique, on a
recouru à la TMS, stimulation magnétique transcrânienne. Il a fallu au
chercheur et professeur en neurosciences une année pour retrouver quelques éclairs de
souvenirs ; sa première discothèque, son ex-copain, une randonnée en
forêt. De contacts très fragiles sont apparus difficilement. C’est souffrant de
ne pas se souvenir. Puis un beau jour, Véro s’est agitée. Une simple main sur
son épaule, appliquée par une infirmière, a produit un déclic, un long frémissement
convulsif parcourant l’échine. Véro s’exclama soudain, zaza… iza…Heza.
C’est quoi, a-t-on demandé plus tard à sa mère, qui répéta le geste à la
maison en prononçant saza…saja…Heza que
Véro marmonnait à son tour, pour révéler finalement… massage Heza. Ces
expériences en massage avaient émergé.
***
Madame Portal dépose sa fille Véro en face de chez moi. Elle doit pointer du doigt la porte d’entrée et répéter l’adresse pour qu’elle parvienne avec hésitation à ma porte. Lorsque Véro entre dans le studio, l’inquiétude disparaît et le sourire apparaît. Franchir une porte c’est comme entrer dans une nouvelle séquence mémorielle où certains neurones s’allument. Véro me dit bonjour Pierre. Je suis parmi les rares personnes qu’elle reconnaît spontanément.
En moins de deux, elle se retrouve sur la table où son corps se vautre dans les draps et couvertures, les récepteurs tactiles s’agitent. Elle respire profondément l’air embaumé d’huile essentielle, les récepteurs olfactifs s’expriment. Elle fredonne tout bas la mélodie de Loreena McKennitt qui joue, les synapses se répartissent entre les différents neurones sensoriels. Elle savoure ce plaisir, elle semble profiter de ces retrouvailles frénétiques, d’un moment de tendresse.
Dans son existence, il y avait eu de petits moments de la vie ou ses
rendez-vous avec le masseur la comblaient. Il n’y avait pas de recette, pas de
plan défini, mais probablement un juste dosage
des éléments qui enrichissent les sens, ceux qui agissent, qui
fortifient. C’est l’effervescence de la sensibilité périphérique avec son système
racinaire assimilateur qui se souvient des bienfaits catalysés par le massage.
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