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vendredi 14 février 2025

ITINÉRAIRE D'UNE BRANCHÉE

   Maude avait un look branché. Elle était branchée à tout, la mode, la musique, le web et le maximum d'événements in. Comme toutes les hyperbranchées, elle était débranchée d’elle-même. Les sensations fortes avaient enfoui sa sensibilité. Est-ce pour cela qu'elle n'avait pas senti les signaux avant-coureurs? Elle éprouvait un certain malaise à la tête et quelques fois des étourdissements l'empêchaient de se concentrer. L'entreprise où elle était technicienne en multimédia, lui reprochait de plus en plus ses étourderies, jusqu'au jour où l'effacement d'un fichier informatique eut des conséquences déplorables. Son patron avait exigé qu'elle passe un bilan de santé. Le diagnostic avait révélé, je résume la chose ainsi, une dégénérescence de certaines structures du cerveau.

  Maude devint de plus en plus dépendante physiquement.  Ses proches durent impérativement la soutenir pour lui permettre une qualité de vie convenable. Paradoxalement, son compagnon n’y voyant qu’un comportement brouillon la quitta pour continuer à vaquer à ses activités branchées.  Les visites, de ses copines de plus en plus perplexes, s’espacèrent. La famille commença à trouver la situation difficile et sa mère Alice ressentait une désespérante impuissance. De la voir ainsi, enfoncée dans un silence contemplatif, lui faisait penser à ses voyages de jeunesse, immobile sur un siège d'avion ou sur une banquette de train.  Elle occupait son cerveau pendant que son corps immobilisé se résignait aux longs trajets. Alice trompait les tourbillons de l’esprit en rêvant à son prochain massage. Peut-être que Maude apprécierait une séance.

  À la première visite, Alice doit aider sa fille à s'installer sur la table.  Maude  est blême, les cheveux en broussailles et les yeux hagards. Ces gestes sont lents. Elle glisse son doigt sous l'élastique de sa couche et tire dessus, signifiant vouloir l'enlever. La prochaine fois, réplique sa mère, le "voyage" doit être confortable.  Maude répète, l’œil hagard, voyage, voyage. Une sonnerie de portable retentit. Maude traîne son téléphone programmé pour lui rappeler ces rendez-vous, la prise de ses médicaments et les tâches quotidiennes les plus élémentaires. C’est grâce aux services d’une équipe de recherche de l’université de Sherbrooke intéressé à son cas qu’elle utilise cette ressource pour la surveillance médicale, comme on le fait  pour certains patients souffrant d'Alzheimer.

  Le corps de Maude ne semble pas avoir de motivation. Sa tête va au ralenti et son corps est stagnant. Même le stimulus le plus faible risque de produire une réaction dans la mémoire du corps. Le contact de ma main éveillera inévitablement une sensation.

  Maude est allongée sur le dos et mes mains mobilisent son épaule gauche. La pression est ferme et mes doigts décongestionnent la région claviculaire par des tapotages subtils. Le côté gauche est à ce point tendu, que le corps est courbé vers ce côté. S'agirait-il du rein?           Cela expliquerait ces agissements lents comme une personne extrêmement fatiguée. Ces doigts remuent constamment, c'est donc dire que le système nerveux est concerné. Soudain, elle prononce mon nom et celui de l'école où j'allais au Japon! Étrange! Que se passe-t-il? Son regard vigilant m'indique que sa tête cherche à participer. Elle vient de lire un diplôme accroché au mur. Cela signifie-t-il qu'elle me fait connaître ce que ces yeux captent au passage, ce qu'elle identifie. J'interprète, en considérant plusieurs autres facteurs, que son corps est content d'être là et qu'aucune préoccupation n'encombre sa tête. Et puis, après quelques battements de paupières, ces yeux ferment. Les bras croisés sur sa poitrine, elle semble dans une douce léthargie, on la croirait installée dans une navette spatiale. Le contact apaisant diminue sa pression et sa respiration profonde réclame une énergie fraîche.

  Je l'aide à descendre de la table et à se rhabiller. Elle me dit qu'elle aime la couleur de son chandail, et qu'elle a la vessie pleine. Je lui indique la salle de toilette. Elle y passe de longues minutes à examiner les boutons de la laveuse et de la sécheuse. Elle inspecte chaque interrupteur sur le mur et comme j'entends les cliquetis, je lui demande si elle a besoin d'aide. Elle trouve ma question étrange. Alice va la chercher et la ramène à la salle de massage où elle l’aide à s’asseoir pour qu'elle puisse se concentrer à attacher ses chaussures dans un délai raisonnable.

  Avant de quitter le studio. Maude se retourne comme si elle avait oublié quelque chose d'important. Elle prend une grande respiration et me dit: merci, Pierre, avec un petit signe de la main et un regard perçant. Il me semble avoir compris : je souhaite revenir au plus vite, me brancher sur votre table.

  Sa mère me dira plus tard que Maude a passé le balai partout dans la maison. Elle ne l'avait jamais vu faire ça, de plus, avec autant de minutie. Son téléphone a sonné, indiquant la suite de l'itinéraire. Passer le balai, concernait-il déjà une manière de s'organiser, de revenir à l’instant présent, ou de rêver au prochain voyage?

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