Je le connais depuis toujours, mais c'est la
première fois qu'il vient me voir en chair et en os. Saisi d'étonnement, je
veux lui parler, mais je suis sans voix. D'un geste affable, je le dirige vers
ma salle de massage. Il est fin près pour la séance, puisqu'il n'a qu'à dénouer
la modeste étoffe qui lui sert de vêtement. Je désigne de mes mains ouvertes l'appuie-tête
pour qu'il s'installe. Il m'indique à son tour son crâne.
—
Aidez-moi
à enlever cette couronne, la tête me pique.
—
Oui,
c’est un épineux problème. Y a-t-il d’autres parties du corps où il y a
inconfort?
—
Mes
bras sont engourdis, j'ai des plaies aux mains et aux pieds et j'ai une côte
sensible.
***
Au presbytère au coin de la
rue, le curé de la paroisse discute énergiquement avec le nouveau bedeau.
—
Vous me dites que le christ est disparu de la croix! C’est une
mauvaise blague?
—
Je suis sérieux monsieur le curé. La croix est vide et les clous gisent
sur le sol. La porte de la balustrade est ouverte et la plupart des lampions, du
même côté, sont éteints, comme s'il y avait eu un grand coup de vent.
Le bedeau sort son téléphone
intelligent et lui montre la photo qu'il vient de prendre. Le curé jette un coup
d'oeil distrait, et détourne le regard vers le plafond, comme s'il implorait le
ciel. Il trouve le nouveau bedeau un peu bizarre avec son portable qu'il
consulte à tout moment pour gérer son travail d’entretien.
—
Voyons donc, bedeau! Parlez-vous de la croix de la sacristie, il
n’y a jamais eu personne sur la croix.
—
Regardez bien monsieur le curé, il s'agit de la croix de la nef!
Le curé feignant, cette
fois, de s'attarder à la photo
révélatrice tente de flairer l'haleine du bedeau. Aurait-il un penchant pour le
vin de messe? Il est vrai que le bedeau semble nerveux depuis quelque temps.
Est-il dépassé par ses récentes fonctions, les préparatifs de Noël, la réfection des
vêtements sacerdotaux, la commande de cierges, les missels pour les enfants de
chœur, l’encens, l’eau bénite.
—
Écoutez, monsieur le curé, nous allons nous rendre dans la nef et
vous verrez que la croix est vraiment vide. Rejoignons-nous au portique. Je
vais désamorcer le système d’alarme.
***
J'achève de masser son dos stigmatisé
par la flagellation, quand il murmure d’une voix solennelle :"Approchez-vous
de la table et accueillez le corps du christ.
—
M'avez-vous parlé?
— Non non, c'est une habitude, je me parle souvent comme ça. Ma mère était souvent seule et avait cette tendance à se parler. Même à ma conception, elle était seule, imaginez! C'est elle, d'ailleurs, qui m'envoie. Elle est venue vous voir au mois de mai dernier pour son ventre capricieux. Elle a beaucoup apprécié cette douceur et surtout cette impression vive de bien-être. La tendresse est ce qu'il y a de plus rare en ce monde et trop souvent l'amour de son prochain ne se manifeste que par un débordement de richesse et de superficialités. Si bien que les fervents ne voient aujourd'hui que de majestueuses cathédrales, des cérémonies fastueuses, des cardinaux travestis de costumes étincelants. On ne remarque que l'édifice et les ornementations, on ne voit plus l'essentiel. Vous savez je ne suis plus qu'un symbole et je suis vidé de renaître chaque hiver et de mourir chaque printemps.
***
Pendant que le bedeau ouvre les portes centrales, le curé, d’un
pas rapide, le devance et se dirige vers le maître-autel. Il constate que le
christ est sur sa croix, mais dans une curieuse de posture. Un coussin de
paille provenant de la crèche réconforte ses pieds mal en point. Ces bras sont
soutenus par des serviettes de ratine transformées en manchons. Les lampions
apportent une douce ambiance tamisée. Le bedeau,
les yeux exorbités, est médusé.
—
Mais, c'est impossible.
Pourquoi cette escapade mystérieuse?
—
Ah oui, une disparition
dites-vous! Moi, bedeau, je suis convaincu qu'il s'agit d'un facétieux mécréant.
Le curé fait demi-tour en maugréant.
—
Comme si on avait besoin
d'attirer l'attention!Et comment tout cela est-il arrivé? Le système d'alarme n'était-il
pas en place?
Le bedeau, courant derrière, cherche à calmer son emportement:
—
Mais attendez, il doit y avoir une explication, je vous donne ma
parole, il est revenu, c'est tout. Il n’a pas fait ça tout seul. Vous ne l’avez
pas remarqué en célébrant la messe de ce matin?
Le
curé se retourna avec de gros yeux.
— Vous croyez peut-être que je n'ai que ça à
faire, contempler le christ sur la croix. En revanche, je vous trouve le visage
pâle. Est-ce que vous prenez des médicaments ? Est-ce votre trucmuche de téléphone
qui vous brouille la vue ou vous fait halluciner?
— C’est plutôt
vous, monsieur le curé qui, confiné dans votre église, ne connaissez pas les autres
ressources qui vous permettraient d’être réconforté et de vivre l’âme en paix. Vous
pourriez vous permettre de sortir de votre église, de temps en temps!
Le
curé, d'un regard perçant, leva un peu le ton.
— Voulez-vous dire qu'en ce lieu sacré vous
n'êtes pas entre bonnes mains?
— Ce que je dis, c'est qu'il faut expérimenter, oser faire les choses que l’on souhaite faire depuis longtemps, sans faire un chemin de croix.
Le bedeau remit en fonction le système d'alarme et demanda au curé d'éteindre. Les deux hommes sortirent de l'église, en discutant de façon plus conciliante.
L'homme sur la croix avait un air très détendu,
je dirais même plus, un air de satisfaction.
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