Dans
mon petit questionnaire au nouveau client, il y a une question, sur les
activités et loisirs, pour me faire une idée des occupations habituelles de la
personne. Chez la femme, la danse sous toutes ces formes, est la réponse la
plus fréquente. Plusieurs préfèrent les danses sociales, certaines se laissent entraîner
par le tango, d'autres par le folklore. Les plus énergiques virevoltent en
danses acrobatiques, les plus langoureuses se déhanchent en danses orientales
et les plus rangées battent la mesure dans les danses en ligne.
Sandrine
vient se faire masser depuis qu’elle enseigne le ballet jazz à temps plein.
–
J’avais appris à jouer la passion,
la légèreté, la fureur, me confie-t-elle, et j’imposais cette démarche à mon
corps. Le massage m’a permis de penser à moi d’abord et mieux ressentir mes
limites. Pour moi c’est la pause parfaite
Pour Cléo,
qui fait de la danse sociale professionnelle, le massage marque une pause
salutaire pour percevoir ses réflexes avec sensibilité et clairvoyance.
—
Si ta main frôlait mon épaule,
sans même le vouloir, mon épaule se dressait. Si tu tournais ma main, elle se
dépliait. Si tu levais mon genou, ma jambe montait. Et puis, soudain, je me
suis rendu compte que mon corps cherchait à deviner et à suivre les
manipulations. Ton toucher a eu raison de mon intellect par des séquences
intenses au rythme irrégulier me
poussant à l’abandon absolu.
Portée
par un rythme, la danseuse doit entrer dans un état particulier qui lui permet
d'atteindre la vibration sensitive pour produire l'énergie et construire la
sensation de tempo. Elle oscille, souvent, entre se conformer à la codification chorégraphique et l’envie de
s’en libérer. Je dis bien "l'envie" dans le sens d'une convoitise qui
suscite une attention soutenue et donc, une dépense énergétique constante. Si le
corps est en déficience, il consommera une énergie empruntée à des fonctions
vitales, comme le ferait un sportif dans une épreuve exigeante. Le visage exprimera
sans équivoque cette déficience, comme une crampe par exemple. L'oeil sera
méfiant, la mâchoire sera contractée et le sourire absent. La danseuse doit
s’efforcer de se composer une image et jouer l'impression de légèreté et de
liberté. La complexité de certains mouvements de tête impose un entraînement.
Pour que les mouvements des danseuses correspondent à l'ensemble de la
chorégraphie, elles doivent se soumettre. L'intégration propre du geste, elle,
ne se commande pas. La beauté du mouvement est rarement dans la discipline de
se conformer, mais se retrouve dans le plaisir de l'exprimer, aisément, à
l'unisson.
Sur la table de
massage, il n'y a pas de faux fuyants. Le corps ne peut mentir. Les zones
froides vont trahir le manque de circulation libre, comme les raideurs vont
dénoncer des tensions des muscles qui se préparent à réagir. Les rougeurs et
les frissons, comme les inspirations et les expirations soudaines vont traduire
une réaction à l'effet du touché. Le fait de masser une région musculaire par
l'utilisation de mouvements appropriés permettra non seulement la libération de
la tension musculaire, mais aussi l'émotion se rapportant à cette tension.
À force d'imiter le pas furtif du félin et
les bonds de la gazelle, de mimer la paysanne qui récolte ou la lavandière qui
essore son linge, l'expression de joie ou de colère de la danseuse deviennent
des réflexes conditionnés. Il y a peu de sentiments authentiques. La
performance de la danseuse repose sur des techniques pour utiliser son corps.
Dans l'enthousiasme du mouvement, il y a une dépense énergétique, et elle est
d'autant plus importante dans le contact physique avec l'autre. Lorsqu'un sujet
bouge, il influence les performances de l'autre, même à son insu, il subit la
proximité des autres corps. Dans les séances d'improvisation en danse contact,
la performance apparaît comme une réaction contre les formes sociales
déterminées. Ce qui permet pour certains sujets de se nourrir de cette énergie
de groupe, alors que la majorité subit le stress collectif. La liberté de
toucher est devenue l'inconsciente consigne de toucher et, de ce fait, mon
expérience est entravée par cette contrainte. Je me prétends "électron
libre". Pourtant, l'électron libre qui prend contact avec un autre, la
durée d'un instant, est dans l'impossibilité de retrouver cette conjonction (librement)
à moins que dans leur conscience profonde, ils entreprennent un pointilleux
processus de répétitivités. Nous sommes encore dans l'intention de se
surpasser.
La danse oscille en permanence entre la mise
en place de structures chorégraphiques et la liberté de leur échapper. Dans les
danses animalières, le folklore vaudou, le flamenco, certaines danses
orientales ou de jazz moderne, le dialogue répond à un besoin cathartique. La
transe, l’exaltation ou les débordements qui apparaissent chez le performeur,
le percussionniste ou le partenaire correspondent à une façon de communiquer
dans un monde habité, c'est-à-dire un environnement vivant. Je mime une action
dans l'intention d'être compris. Il y a, donc, des règles du jeu.
Les paramètres codifiés des danses traditionnelles et des danses de
société reflètent une culture gestuelle partagée. Les mouvements prédéfinis
laissent toujours une certaine liberté d'exécution aux interprètes. Encore là,
la performance apparaît dans un dialogue aux répliques connues, mais
interprétées de bien des façons. Déjà que, dans la danse, je ne respecte pas
les conditionnements habituels de l'utilisation de mon corps, je peux tout
autant désobéir au meneur de rondes. La danse est liée à une logique physique
du corps qui se manifeste par une vigueur insoupçonnée de plusieurs énergies.
Ce qui explique cette dynamique où je m'arrime à l'énergie que je déploie.
Comme si c'était l'énergie évacuée qui me faisait tourbillonner. C'est un comportement ancien, primitif,
hallucinant.
Le massage permettra d'éliminer les douleurs
en écartant les agresseurs de façon à ne plus contrarier les réactions
organiques qui visent à rétablir l'équilibre. Mais c'est avant de jouer ou de
se surpasser que le massage est le plus efficace. C’est la pause régénératrice.
Dans une apparente immobilité et un calme méditatif, le corps a besoin de s'écouter, pour se
recharger et irradier cette énergie vitale.